Cela fait maintenant quelques mois qu’a débuté ce
service civique à Coallia et avant cela tu as fait, à ton échelle propre,
des choses estimables et d'autres inutiles. Et ce service n'entre bien
entendu dans aucunes de ces deux catégories. Pour l'obtenir, il t'a simplement
fallu mettre en avant ton âge laconique et ton désir de rentrer dans la vie
active en ne craignant pas de te laisser modeler de l'extérieur par les
circonstances d'un travail rémunéré quotidien. Travail qui te mobilise
vingt-quatre heures par semaine dans le but de « Faire vivre un lieu de
rencontre, de socialisation et de partage au sein d'un site d'hébergement
social ».
Autrement dit :
Ceux qui te connaissent savent que tu as accepté cette mission afin d'assouvir ta fascination pour les laissés-pour-compte, pour les marginaux qui vivent différemment, qui voient différemment et donc pensent différemment. Tu voulais être le spectateur d'une merveilleuse subversion dont tu pensais qu'ils avaient le secret. Tu voulais apprendre de ceux que tu appelles, non sans une larme au foie, les Clodos.
Malheureusement, tu n'as pas vu de Clodos à Coallia. Pour la bonne et simple raison que ce n'étaient pas des Clodos, non, c'étaient des Arrière-goûts. D'ignobles Arrière-goûts. Prenez le monde de cendres et de nains dans lequel nous vivons, ouvrez-lui la gueule et vous les trouverez : ces caricaturales progénitures systémiques, véritables spectres inframinces d'un modèle économique et social mal-faisant, annonçant la fin des haricots en boîtes. Êtres à la fois perceptuels et conceptuels, c'est-à-dire quotidien, tu as appris à les haïr silencieusement car tu es payé pour hanter leurs repaires. Une ombre a-t-elle déjà détesté la créature qui lui donne forme ? Probablement. Tu ne peux pas être le premier à ressentir cela.
Ce sont des Arrière-goûts, pas des Clodos. Ce sont des chimères aux yeux glauques, des chimères radotantes. Tu les côtoies, tu les accompagnes, tu prends le même chemin qu'eux car ils t'ont vu solitaire et ont lentement fondu sur toi. Tous. Bannis, exclus, immigrés. Tous. Les ivrognes, les vieux fous, les racistes, les gâteux, les brutes, les imbéciles, les repris de justice, les veuves. Tous t'accostent, te retiennent. Et toi, qui te questionnes tous les jours, toutes les heures, tout le temps. « C'est ça la misère humaine ? » Tu imaginais quelque chose de plus éthérée. Ainsi, lentement, civiquement, tu te laisses traîner dans la boucle. Dans ce cercle vicieux où la déréliction est l'ennemie du plébéien, dans cette maison des morts où même ta foi en Bourdieu le Père
Debout derrière le comptoir, tu.
[...]
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