vendredi 30 décembre 2016

Un service sans qualités — Extrait

Debout derrière le comptoir, tu observes la pièce bleuâtre et contemples plus particulièrement depuis dix minutes, smartphone en main, les gestes et les visages des résidents descendus boire une boisson chaude en cette énième matinée grise. Tu évalues les vitesses, les gestuelles et les dynamismes hétérogènes de ces différents corps en mouvement touillant leurs cafés, appliquant une serviette en papier contre leurs lèvres ou tendant le bras pour atteindre le sucrier, et fais sauter discrètement ton regard d'une chose à une autre, retenant puis relâchant ton attention sur un quelconque détail de manière inconsciente ; enfin, après avoir été le spectateur privilégié de la hâte médicalement contre-indiquée d'une femme anémique qui avait laissé échapper un bon quart de son biscuit Chabrior au fond de son café, tu remets ton téléphone dans ta poche et constates que tu as perdu ton temps.


Cela fait maintenant quelques mois qu’a débuté ce service civique à Coallia et avant cela tu as fait, à ton échelle propre, des choses estimables et d'autres inutiles. Et ce service n'entre bien entendu dans aucunes de ces deux catégories. Pour l'obtenir, il t'a simplement fallu mettre en avant ton âge laconique et ton désir de rentrer dans la vie active en ne craignant pas de te laisser modeler de l'extérieur par les circonstances d'un travail rémunéré quotidien. Travail qui te mobilise vingt-quatre heures par semaine dans le but de « Faire vivre un lieu de rencontre, de socialisation et de partage au sein d'un site d'hébergement social ».

Autrement dit :



Ceux qui te connaissent savent que tu as accepté cette mission afin d'assouvir ta fascination pour les laissés-pour-compte, pour les marginaux qui vivent différemment, qui voient différemment et donc pensent différemment. Tu voulais être le spectateur d'une merveilleuse subversion dont tu pensais qu'ils avaient le secret. Tu voulais apprendre de ceux que tu appelles, non sans une larme au foie, les Clodos.

Malheureusement, tu n'as pas vu de Clodos à Coallia. Pour la bonne et simple raison que ce n'étaient pas des Clodos, non, c'étaient des Arrière-goûts. D'ignobles Arrière-goûts. Prenez le monde de cendres et de nains dans lequel nous vivons, ouvrez-lui la gueule et vous les trouverez : ces caricaturales progénitures systémiques, véritables spectres inframinces d'un modèle économique et social mal-faisant, annonçant la fin des haricots en boîtes. Êtres à la fois perceptuels et conceptuels, c'est-à-dire quotidien, tu as appris à les haïr silencieusement car tu es payé pour hanter leurs repaires. Une ombre a-t-elle déjà détesté la créature qui lui donne forme ? Probablement. Tu ne peux pas être le premier à ressentir cela.

Ce sont des Arrière-goûts, pas des Clodos. Ce sont des chimères aux yeux glauques, des chimères radotantes. Tu les côtoies, tu les accompagnes, tu prends le même chemin qu'eux car ils t'ont vu solitaire et ont lentement fondu sur toi. Tous. Bannis, exclus, immigrés. Tous. Les ivrognes, les vieux fous, les racistes, les gâteux, les brutes, les imbéciles, les repris de justice, les veuves. Tous t'accostent, te retiennent. Et toi, qui te questionnes tous les jours, toutes les heures, tout le temps. « C'est ça la misère humaine ? » Tu imaginais quelque chose de plus éthérée. Ainsi, lentement, civiquement, tu te laisses traîner dans la boucle. Dans ce cercle vicieux la déréliction est l'ennemie du plébéien, dans cette maison des morts où même ta foi en Bourdieu le Père ne les sauvera pas ne te sauvera pas ne.

Debout derrière le comptoir, tu.

[...]

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